Crépuscule

Frôlée par les ombres des morts
Sur l’herbe où le jour s’exténue
L’arlequine s’est mise nue
Et dans l’étang mire son corps

Un charlatan crépusculaire
Vante les tours que l’on va faire
Le ciel sans teinte est constellé
D’astres pâles comme du lait

Sur les trétaux l’arlequin blême
Salue d’abord les spectateurs
Des sorciers venus de Bohême
Quelques fées et les enchanteurs

Ayant décroché une étoile
Il la manie à bras tendu
Tandis que des pieds un pendu
Sonne en mesure les cymbales

L’aveugle berce un bel enfant
La biche passe avec ses faons
Le nain regarde d’un air triste
Grandir l’arlequin trismégiste

 

Guillaume Apollinaire

Certes, il est étrange de ne plus habiter la terre,
ne plus avoir à se servir de gestes à peine appris,
aux roses et à tant d’autres choses si pleines de promesses
ne plus accorder le sens d’un avenir humain ;
n’être plus ce qu’on a été entre des mains infiniment fragiles
et abandonner jusqu’à son nom comme un jouet cassé.
Etrange de ne plus désirer ses désirs. Etrange
de voir flotter sans lien dans l’espace
tout ce qui jadis fut lié.
Etre mort est laborieux
et plein de reprises jusqu’à ce que peu à peu on devine
un peu d’éternité.

Rainer Maria Rilke

Je ne regrette rien, …

Je ne regrette rien, ni appels, ni larmes,

Tout passera comme la blancheur des pommiers.

Saisi par l’automne d’or déclinant,

Ma jeunesse, comme tu es à jamais loin.

 

Tu ne battras plus comme autrefois,

Mon cœur pris, frissonnant aux premiers froids,

Et au pays des cierges des blancs bouleaux

Je n’irai plus me promener pieds nus.

 

Âme errante ! Toujours plus rarement

Tu attises la flamme de mes lèvres.

Ô ma fraîcheur perdue

Ô mes regards, mes élans, mes fièvres.

 

Chaque jour, plus sobre, moins désirant.

Ô ma vie, ne fut-elle qu’un rêve ?

Comme si, au printemps, à l’aube sonore,

Je galopais sur un coursier rose.

 

Nous sommes en ce monde tous mortels,

Vois couler le cuivre des érables…

Ah ! Que soit à jamais béni

Ce qui est venu fleurir et mourir.

 

Sergueï Essenine

 

Deux chansons-la seconde

Cette merveille de notre rencontre,
Etait lumière et chanson.
Je ne voulais plus
Aller nulle part.
C’était une amère douceur
Qu’un bonheur au lieu d’un devoir,
Je devais ne pas lui parler,
Et j’ai parlé longtemps.
Que les passions étouffent les amants,
Qu’elles exigent des réponses !
Nous n’étions plus, mon ami, que des âmes
Sur le bord du monde.

Anna Akhmatova

Ô mes amis,…

Ô mes amis, vous tous, je ne renie
aucun de vous ; ni même ce passant
qui n’était de l’inconcevable vie
qu’un doux regard ouvert et hésitant.
Combien de fois un être, malgré lui,
arrête de son œil ou de son geste
l’imperceptible fuite d’autrui,
en lui rendant un instant manifeste.
Les inconnus. Ils ont leur large part
à notre sort que chaque jour complète.
Précise bien, ô inconnue discrète,
mon cœur distrait, en levant ton regard.
Rainer Maria Rilke

Vues des Anges, les cimes…

Vues des Anges, les cimes des arbres peut-être
sont des racines, buvant les cieux ;
et dans le sol, les profondes racines d’un hêtre
leur semblent des faîtes silencieux.

Pour eux, la terre, n’est-elle point transparente
en face d’un ciel, plein comme un corps ?
Cette terre ardente, où se lamente
auprès des sources l’oubli des morts.

Rainer Maria Rilke