Sonnet de la douce plainte

J’ai peur de perdre la merveille
de tes yeux de statue, et l’accent
que, pendant la nuit, pose sur ma joue
la rose solitaire de ton haleine.
J’ai peine à n’être en cette rive
qu’un tronc sans branches; et ce qui me désole
est de ne pas avoir la fleur, pulpe ou argile,
pour le ver de ma souffrance.
Et si toi tu es mon trésor occulte,
si tu es ma croix, ma douleur mouillée,
si je suis le chien de ton domaine,
ne me laisse pas perdre ce que j’ai gagné
et décore les eaux de ton fleuve
avec les feuilles de mon automne désolé.

Federico Garcia Lorca

Renaissance

Je voudrais, les prunelles closes,
Oublier, renaître, et jouir
De la nouveauté, fleur des choses,
Que l’âge fait évanouir.

Je resaluerais la lumière,
Mais je déplierais lentement
Mon âme vierge et ma paupière
Pour savourer l’étonnement ;

Et je devinerais moi-même
Les secrets que nous apprenons ;
J’irais seul aux êtres que j’aime
Et je leur donnerais des noms ;

Émerveillé des bleus abîmes
Où le vrai Dieu semble endormi,
Je cacherais mes pleurs sublimes
Dans des vers sonnant l’infini ;

Et pour toi, mon premier poème,
O mon aimée, ô ma douleur,
Je briserais d’un cri suprême
Un vers frêle comme une fleur.

Si pour nous il existe un monde
Où s’enchaînent de meilleurs jours,
Que sa face ne soit pas ronde,
Mais s’étende toujours, toujours…

Et que la beauté, désapprise
Par un continuel oubli,
Par une incessante surprise
Nous fasse un bonheur accompli.

René-François SULLY PRUDHOMME

Je t’ai cherché

Je t’ai cherché, mon bien-aimé, dans tous les espaces secrets,
Dans la forêt de laine blanche des nuages
Suspendus au matin tels les fruits bleus du gel.
Là le vent est un Dieu sur la fin de notre âge,
Il joue avec des astres morts et des naines de neige.
Là le vent boréal accroche ses cloches d’argent
Parmi d’aveugles ouragans, et son souffle secoue
Les bivouacs de la nuit, disperse à l’aube les étoiles.
Là, sur tous les chemins du temps, les convois infinis et bleus
Où dansent des spectres de feu transpercés d’éclats du soleil,
Là où scintillent les photons nouveau-nés, là
Où rougeoient les cœurs mystérieux des Céphéides,
J’ai cherché ta trace, partout, et j’avais les yeux de la foudre,
Du tonnerre j’avais la voix, t’appelant durant tant d’années,
Je chantais ton nom dans la nuit comme jadis les troubadours,
J’étais folle de nostalgie et j’étais malade d’amour.

Dora Teitelboïm

L’ange

Tandis qu’un ange rayonnait

Et dans l’Eden penchait sa tête,

Sur l’abîme infernal planait

L’Esprit ténébreux des tempêtes

Qui dit :  » Pardonne, Ange pieux,

En te voyant dans ta lumière,

Je n’ai pu tout haïr aux cieux,

Ni tout mépriser sur la terre. »

 

Alexandre Pouchkine

J’ai tant rêvé de toi…

J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.

Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant

Et de baiser sur cette bouche la naissance

De la voix qui m’est chère ?

 

J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués

En étreignant ton ombre

A se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas

Au contour de ton corps, peut-être.

Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante

Et me gouverne depuis des jours et des années,

Je deviendrais une ombre sans doute.

O balances sentimentales.

 

J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps

Sans doute que je m’éveille.

Je dors debout, le corps exposé

À toutes les apparences de la vie

Et de l’amour et toi, la seule

qui compte aujourd’hui pour moi,

Je pourrais moins toucher ton front

Et tes lèvres que les premières lèvres

et le premier front venu.

 

J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé,

Couché avec ton fantôme

Qu’il ne me reste plus peut-être,

Et pourtant, qu’à être fantôme

Parmi les fantômes et plus ombre

Cent fois que l’ombre qui se promène

Et se promènera allègrement

Sur le cadran solaire de ta vie.

 

Robert Desnos

Feuilleter

Il est doux de feuilleter
le psautier des nuits sans sommeil,
de chercher à découvrir, dans
l’ombre, une lumineuse lettrine de paix.

Est-ce la lune avec les étoiles,
un oméga, le liséré brûlant d’un nuage,
au-dessus de nous une branche enneigée,
le brouillard au-dessus d’un champ

où s’éveille par vagues sans bruit
l’alpha des sentiers,
lettrine épanouie,
souvenirs des gels d’hier.

Bohuslav Reynek

Ces îles…

ces îles dont nous parlons depuis des siècles
avec leurs diamants d’os taillés sur d’anciennes vies
avec leur gratitude d’oiseaux inassouvis
avec leur misère toujours pareille

ces îles où nous irons ouvrir la terre
reconnaître le ciel des saisons découpées
aux heures des songes et aux matins d’orange
ces îles à bout de bras
dont nous parlons depuis des siècles
ô ces solitudes

Marie Uguay

 

 

Élégie

J’ai bien changé depuis que j’aime…
À présent triste, seul, rêveur,
Je m’attache aux étoiles blêmes,
À la nuit d’ombre et de langueur.
Lorsque la vespérale aurore
Apparaît derrière les monts,
Que l’eau dans les airs s’évapore
Et que se taisent les chansons,
Devant le fleuve aux yeux d’opale
Je guette, en mon rêve plongé,
Ce signe désiré, ton voile,
Là-bas sur le point d’émerger,
Ou bien dans la secrète sente
Les bruissement des pas légers.
Soleil, prolonge ta durée,
Sur l’eau laisse un rayon du jour!
Elle va venir, l’adorée,
Elle va venir, mon amour.

Nicolas Yazikov

Le ciel brûle…

Rivale, un jour je te viendrai;
La nuit plutôt, au clair de lune,
Quand dans l’étang crie le crapaud,
Et quand délire la pitié.

Et, attendrie par le battement
Jaloux de tes paupières,
Je te dirai: je ne suis pas,
Je suis un songe et tu me rêves.

Et je dirai- console-moi,
Mon coeur blessé se tord,
Et je dirai- le vent est frais,
Le ciel brûle d’étoiles

Marina Tsvetaieva

SONNET DE LA BELLE CORDIÈRE

Las ! cettui jour, pourquoi l’ai-je dû voir,
Puisque ses yeux allaient ardre mon âme ?
Doncques, Amour, faut-il que par ta flamme
Soit transmué notre heur en désespoir !

Si on savait d’aventure prévoir
Ce que vient lors, plaints, poinctures et blâmes ;
Si fraîche fleur évanouir son bâme
Et que tel jour fait éclore tel soir ;

Si on savait la fatale puissance,
Que vite aurais échappé sa présence !
Sans tarder plus, que vite l’aurais fui !

Las, Las ! que dis-je ? O si pouvait renaître
Ce jour tant doux où je le vis paraître,
Oisel léger, comme j’irais à lui !

 

Louise Labé